Chronique d’hiver

Paul Auster  

Actes Sud, 2013

 

Un Américain bien intranquille

 

J’ai croisé Paul Auster à un hommage à Jacques Dupin, lors d’une rencontre à la Maison de l’Amérique latine en février 2013. Il a évoqué la générosité du poète et de sa femme qui l’avaient accueilli dans la chambre de bonne au-dessus de leur appartement, alors qu’il était un jeune écrivain débutant et fauché. Ça me semblait si merveilleux et si exceptionnel qu’un écrivain puisse s’intéresser à un autre que lui-même et témoigne de la bienveillance à un jeune poète sans relations et sans fortune, que j’ai senti soudain mes larmes couler sur mes joues, sonnée par ces quelques mots de reconnaissance de l’auteur maintenant reconnu et partout célébré. Au moment du cocktail, je quittais une salle juste quand il y entrait, mais nos yeux ne se rencontrèrent pas. Il était occupé à aller chercher une coupe de champagne et à chercher dans la petite cohue qui le regardait…
C’est donc dans Chronique d’hiver que je l’ai retrouvé plus longuement, que nous avons eu du temps l’un pour l’autre, dans son livre donc, là seulement où les écrivains valent la peine d’être rencontrés. Dans la liste qu’il dresse des vingt-et-une adresses permanentes qu’il a eues depuis sa naissance jusqu’à la rédaction de son récit, il cite le « 2, rue du Louvre ; 1er arrondissement, Paris » où il a pu habiter gratuitement grâce à ceux qu’il décrit dans une parenthèse comme « les meilleurs et les plus gentils des amis — que leur nom soit sanctifié à jamais ».
Encadrée par deux sensations (qui sont les mêmes) de « pieds nus sur le sol froid », l’une à six ans, l’autre à soixante-quatre ans, cette Chronique d’hiver est un livre plein d’inventaires, drôles ou plus graves, d’un écrivain qui conduit tout son récit à la deuxième personne du singulier et reconnaît pour finir : « Tu es entré dans l’hiver de ta vie », comme si le livre écrit sur lequel repose cette dernière phrase lui servait de support et de lumière. On trouve ainsi des listes de céréales mangées le matin, de tout ce qu’on peut faire avec une main, de confiseries englouties enfant, et dont, dans les aéroports uniquement, il lui arrive d’avoir encore envie. Mais c’est par « l’inventaire de [s]es cicatrices » que tout commence. Chacune d’elles « est la trace d’une blessure guérie, et chaque blessure a été provoquée par une collision inattendue avec le monde ». Cherchant à lire dans cet « alphabet secret », c’est bien le journal d’un corps que propose ce récit parfois plein d’humour et de désarroi tout à la fois, de l’enfance, marquée par passion du base-ball, aux jouissances de l’âge adulte, en passant par la frustration de l’adolescence, jusqu’à cette entrée dans la vieillesse avec des crises de panique, dont la première le projette à terre : « tu hurles de terreur en attendant que ton corps se noie dans les eaux noires et profondes de la mort ». Mais c’est aussi le corps de l’écriture, de « ce sang de mots » versé « sur une page » durant toute [s]a vie d’adulte », car il se sent « blessé depuis le tout début ». Il pointe sans doute la question du rythme et de la pulsation dans le travail de l’écrivain quand il associe à plusieurs reprises la marche à l’écriture, et se voit comme « un homme qui marche » (pour ne pas être un homme qui dort comme celui que décrit Perec ?) : « pour faire ce que tu fais, il te faut marcher. […] Écrire commence dans le corps, c’est la musique du corps ».
Ce n’est pas l’ordre chronologique de l’autobiographie classique que choisit Paul Auster dans cette évocation en éclats, même si le récit est jalonné par des dates et par une conquête progressive de ses capacités d’écrivain, liée par une « morbide trigonométrie du destin » à la mort de son père, à soixante-six ans, juste quand l’auteur venait de « prendre un nouveau départ » décisif, et se sentait sauvé par des danseurs qui lui ont « permis de connaître la révélation, le moment d’épiphanie, de clarté brûlante qui [l]’a fait passer à travers une fissure de l’univers ». Regardant les danseurs danser sans musique, au rythme de leurs seuls pas sur le sol, et écoutant le commentaire qui est fait de leur travail et qui l’ennuie, il prend conscience d’une séparation constitutive de l’écriture : « Tu t’es trouvé en train de tomber dans la fissure ouverte entre le monde et le mot, dans le gouffre qui sépare la vie humaine de la capacité à comprendre ou à exprimer la vérité de la vie humaine et […] cette chute soudaine dans un air vide, sans limites, t’a rempli d’une sensation de liberté et de bonheur, et quand la performance a pris fin, tu n’étais plus bloqué, tu n’étais plus écrasé par les doutes qui t’accablaient depuis un an ». Il faut presque tout le livre et ses détours pour arriver à cette révélation d’ordre poétique. Mais le récit n’est pas pour autant lesté d’esprit de sérieux ni de complaisance. On y trouve de très bonnes blagues, comme la réponse d’un ami quand on lui demande pourquoi il fume : « parce que j’aime tousser » ; et il faut avoir beaucoup fumé pour apprécier la saveur de cette repartie dan sa gorge… Paul Auster a sans doute hérité ce goût pour la blague de sa mère, qui les racontait très bien, y compris dans les pires moments de sa vie, et avec un courage qui force le respect. Malgré les difficultés de sa mère et les facettes multiples de sa personnalité instable, il lui rend un très bel hommage, comme à un socle fondateur à qui il doit sans doute de ne pas avoir sombré : « Elle a été pour toi, à l’époque où tu étais un nourrisson et pendant ta petite enfance, une mère passionnée et dévouée, et tout ce qu’il y a de bon en toi aujourd’hui, toutes les forces que tu peux t’attribuer ont leur origine dans ce temps qui précède l’époque à partir de laquelle tu es en mesure de te souvenir de qui tu étais ». Est-ce grâce à cette force d’avant la conscience de soi, qu’il n’a jamais voulu toucher aux drogues à une époque où elles étaient une dangereuse et mortelle tentation pour ses amis ?
Celui qui est devenu romancier cite les poètes dans des conditions parfois inattendues. Ainsi des vers de Baudelaire dits par Sandra, une prostituée à Paris qu’il n’a pas oubliée, de ceux de Keats pour dire la valeur de l’ « à présent », surtout quand le futur semble interdit, ou de celui de George Oppen qu’il paraphrase ainsi : « quelques-uns des plus beaux endroits du monde se trouvent sur le corps de ta femme ». Il a rencontré « l’Unique » le 23 février 1981, et il a su qu’il ne projetait pas sur elle des qualités qu’elle n’avait pas car « l’intelligence est la seule qualité humaine qu’on ne peut simuler ». En épousant cette intellectuelle brillante et drôle, titulaire d’un doctorat de littérature, il accède à une famille du Minnesota, d’origine norvégienne, qui lui convient mieux que la sienne. C’est ainsi que sa fille a inventé à quinze ans le néologisme de « Juiv-végienne » pour se définir. Il se souvient aussi de la date de son arrivée à Paris, le 24 février 1971, dans des conditions très précaires, et propose une vision pleine d’humour des Français et de leurs contradictions. Lui qui a traduit Mallarmé et Joubert cite ce dernier à propos de la mort de sa grand-mère maternelle, en 1968, dans des conditions effroyables : « La fin de la vie est amère ». Et c’est encore une de ses phrase qu’il se donne comme objectif, avec toute la difficulté de l’exercice ramassée entre parenthèses: « Il faut mourir aimable (si on le peut) ».
Dans ce livre ouvert sur le monde, l’auteur se fait chambre d’échos de ses rumeurs et de ses fracas, que ce soit « la grande panne de courant de 1965 », vécue à Carman Hall (résidence de Columbia University), l’assassinat de Kennedy ou plus récemment l’explosion des Tours jumelles : « les morts sont toujours là, et les Tours aussi — elles vibrent dans le souvenir, toujours présentes sous la forme d’un trou vide dans le ciel ». Pour celui qui a entendu une fois « les morts [l]’ appeler », dans l’ancien camp de Bergen-Belsen, l’écriture est faite d’allers et retours entre le monde extérieur et l’autre monde inconnu qu’il est pour lui-même : « Tu as décidé […] de supposer que tu es un mélange de toutes les races de l’hémisphère oriental […]. C’est surtout une position morale, une façon d’éliminer la question de la race — à ton avis une fausse question qui ne peut que déshonorer celui qui la pose —, et tu as par conséquent décidé en toute conscience d’être tout le monde, d’englober tout le monde en toi afin d’être plus pleinement et plus librement toi-même, car savoir qui tu es reste un mystère que tu n’as aucun espoir d’élucider un jour ». Il est sensible aux signes sous lesquels est placée sa vie, comme sa naissance le 3 février 1947, quelques minutes après le jour anniversaire de sa mère, ou l’orage qui éclata le jour de son mariage, comme si « les cieux [l’]annonçaient au monde », ou bien encore l’adresse du studio qu’il a loué pour y travailler : « Le numéro de ton studio t’a plu par la justesse de son symbolisme. 1-I désigne le seul moi, la personne solitaire enfermée sept ou huit heures par jour dans une pièce transformée en bunker, l’homme silencieux coupé du reste du monde et qui reste assis à son bureau jour après jour sans autre but que celui d’explorer l’intérieur de sa propre tête ».
Évoquant une rentrée française où il était pressé de lire un article du Monde à lui consacré, il note dans une parenthèse pleine d’humour, signe de maturité et d’un rapport peut-être plus apaisé à lui-même et à son travail : « Tu ne lis plus d’article te concernant, tu ne lis plus les critiques sur tes livres, mais c’était une autre époque où tu n’avais pas encore appris qu’il est bénéfique pour la santé mentale d’un écrivain de ne pas savoir ce qu’on dit de lui ». Qu’au moins cet « hiver de sa vie » dans lequel il est entré et en prend acte dans ce livre, soit paisible et long et lui permette de nous éclairer encore de cette lumière si particulière.

 

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Cette chronique est parue dans le numéro 30